Chapitre deux.
Les cigarettes au ginseng

9h30, Décembre 1993
Pékin, bureau de la CNTC, quelques mois plus tôt

En ce matin de Décembre, la pollution de charbon jetait des éclats mordorés sur les bâtiments gris du centre de la ville.

À l’intersection de la rue South Yuetan et de la rue Yue Tan Nan se dressait un immeuble de dix étages, un peu plus clair que les autres. Il poussa la double porte sans dire un mot. Le hall était sombre, le sol de faux marbre, l’écho de ses pas s’élevait au milieu des vitrines éclairées, derrière lesquelles scintillaient les cartouches de cigarettes.

Chang attendait dans la grande salle de réunion de la CNTC depuis vingt minutes.

Il jeta un coup d’œil aux cartouches de cigarettes ultra premium : pandas qui mangeaient du bambou, temples célestes, sur des fonds rouge et doré. Il compta les figurines chinoises soigneusement alignées sur la commode Ming. De gauche à droite. De droite à gauche. Il en était aux estampes représentant les montagnes du Guanxi quand la porte s’ouvrit.

Au lieu de Monsieur Liu, une jeune femme entra. C’était une Chinoise du nord, brillante comme une poupée de porcelaine. Elle déposa un plateau avec une dizaine de tasses de thé au jasmin.

Chang la remercia d’un « Xie xie » poli puis consulta sa montre une fois qu’elle fut sortie. Monsieur Liu aimait faire attendre ses hôtes, même ses proches connaissances. Cela faisait partie du décorum du pouvoir. Monsieur Liu était une étoile montante de la bureaucratie chinoise. Un homme qui aurait connu une ascension politique extraordinaire s’il n’avait fini en prison pour corruption et proxénétisme quelques mois plus tard.

Chang porta la tasse à ses lèvres. Le thé lui brûla la langue, mais il se dit que ça calmerait sa toux. Son regard se posa sur une statuette de Tsai Shen[Note_1].

Il ne savait pas ce qu’il faisait ici. La contrebande de cigarettes lui avait plu dans le temps, mais elle ne le tentait plus. La dernière fois, il avait failli y laisser sa peau. Les balles des garde-côtes avaient troué sa coque. Fort de cette mésaventure, il avait mis fin aux cigarettes et s’était lancé dans la contrebande de Bibles.

Ses nouvelles affaires se portaient bien, mais comme toutes les affaires en forte croissance, elles avaient creusé un trou dans sa trésorerie. Si cela continuait comme ça, il risquait de se retrouver en défaut de paiement. Ses acheteurs de Bibles n’étaient pas des gens commodes. Et il avait un besoin urgent de financement. Alors, quand Monsieur Liu l’avait appelé, il avait accepté. En d’autres circonstances, il aurait décliné. Et franchement, il aurait bien fait.

Trente minutes plus tard, la porte en bois cambodgien s’ouvrit de nouveau, découvrant sept hommes et trois femmes.

Une fois les poignées de main échangées, chaleureuse avec Monsieur Liu, des deux mains avec les autres hommes, du bout des doigts avec les femmes, Chang prit place et écouta.

Monsieur Liu fit les présentations. Il expliqua l’objet de la réunion, une opportunité commerciale que la CNTC[Note_2] (China National Tobacco Corporation) souhaitait discuter avec Chang, un partenaire historique de la CNTC, puis il laissa la parole à Monsieur Li.

Monsieur Li était le Directeur du développement technologique de la CNTC. C’était l’un des artisans du Grand Bond en Avant tabagique chinois.

Homme d’une quarantaine d’années, chauve comme un bouddha en bronze, il était connu au sein de la CNTC comme un homme exubérant, à l’enthousiasme si communicatif que les autres s’enthousiasmaient rien qu’à l’écouter ou s’éloignaient en bâillant. Avec le temps, son étoile s’était un peu affadie. L’explosion des cigarettes étrangères de contrebande avait réduit l’intérêt porté aux cigarettes chinoises de grande qualité. Et ceci attristait beaucoup Monsieur Li. Il se plaignait du manque de patriotisme de ses compatriotes. Ou encore, avec son sens de l’humour bien pékinois, il disait que s’ils avaient le cœur Chinois, ils n’en avaient plus les poumons. Ses proches collaborateurs racontaient qu’il n’avait plus le moral et toussait moins dans son laboratoire.

Mais ce matin-là, c’était un tout autre Monsieur Li qui prit la parole. Ou plutôt, c’était le Monsieur Li des débuts, le volubile inventeur de mélanges tabagiques aux élans de nicotine qui donnaient le tournis.

Chang aurait dû se méfier rien qu’en le regardant. On ne peut pas créer des mélanges de tabacs bourrés d’additifs et d’agents de saveur et garder toute sa raison. Mais il s’abstint de tout commentaire et le laissa parler :

— Comme vous le savez, nous travaillons dur pour protéger la santé de nos concitoyens…

Chang approuva en maintenant un faciès stoïque.

Le stoïcisme était important dans les réunions chinoises.

— Le problème, c’est que même les meilleures cigarettes chinoises peuvent avoir des effets néfastes sur la santé…

Chang le regarda sans broncher.

— …si elles sont consommées sans modération. Bien qu’elles donnent tous les jours satisfaction à des millions de clients, qu’elles procurent du travail à des millions d’employés, certains lobbies étrangers émettent des doutes sur le rôle des cigarettes chinoises.

Chang remarqua une tâche de thé sur sa veste en daim.

— Ils voient dans la consommation abusive de cigarettes la cause de problèmes à terme pour la population chinoise. Alors, nous avons décidé d’agir. Nous avons joint nos forces avec le département médical de l’Université de Pékin, continua t-il en joignant ses deux mains.

— C’est formidable, dit Chang.

— Depuis deux ans, mon Département travaille sans relâche avec l’Université de Pékin. Nous sommes finalement arrivés au bout de nos travaux.

Monsieur Li plongea la main dans sa poche intérieure gauche, en ressortit un paquet avec une image orangée sur un fond blanc. C’était une plante avec des filaments noueux. Il posa le paquet sur la table.

— Ce que vous voyez, ce ne sont pas de simples cigarettes…

Chang s’avança au-dessus de la table pour mieux regarder le paquet.

— Ces cigarettes sont faites avec les tabacs chinois les plus purs, cultivés dans les montagnes du Gaoshang[Note_3], ramassés et séchés au soleil par des vierges au visage blanc comme l’albâtre. Ces cigarettes contiennent aussi un ginseng très rare.

— Vraiment ?

— Oui, les propriétés du ginseng sont bien connues. Mais ici, le défi était d’utiliser les pouvoirs curatifs du ginseng pour contrecarrer les effets potentiellement nocifs des tabacs les plus purs.

— C’est formidable ! dit Chang enthousiaste. Et ?

— Et nous y sommes enfin arrivés !

Monsieur Li ferma les yeux à plusieurs reprises. Sa main gauche tremblait. Il regarda Chang avec une candeur qui le désarçonna un instant :

— Avec leurs tabacs purs du Gaoshang, le ginseng, et les produits traditionnels de la pharmacopée chinoise, ces cigarettes revitalisent, et en régulant le flux sanguin, peuvent aller jusqu’à arrêter des formes de destruction des cellules…

— Arrêter des formes de destruction…?? dit Chang.

Chang manqua s’étouffer. Monsieur Liu eut un grand sourire. La jeune femme qui prenait les notes baissa les yeux sur son calepin.

— Oui, arrêter des formes de destruction des cellules

— Mais, mais, ça veut dire ?? dit Chang.

Monsieur Li sentit qu’une démonstration était nécessaire. Il posa ses deux mains sur le paquet, tira sur la bande dorée de l’emballage de cellophane, arracha l’aluminium, et sortit une cigarette à filtre blanc. Il la montra ostensiblement, comme s’il s’était s’agi d’un œuf et qu’il allait se l’enfoncer dans l’oreille. Il gratta une allumette et approcha la flamme. Le tabac grésilla dans un bourgeonnement rougeoyant. Soudain, le visage de Monsieur Li disparut dans un nuage embaumé, qui flotta puis s’évanouit dans la grande salle de réunion, abandonnant une odeur douceâtre. Le visage de Monsieur Li réapparut, presque rajeuni, au milieu des toussotements.

— Mais alors, vous voulez dire ? répéta Chang.

Monsieur Li répondit :

— Oui, c’est bien ça. Ces cigarettes…elles guérissent du cancer !